L’avenir appartient-il aux réalistes ou aux idéalistes ? Nous pouvons avant toute chose faire le constat que le réalisme l’a emporté. Cette évolution remonte à plusieurs millénaires : elle démarre pendant l’Antiquité et l’émergence des valeurs séculières, puis au Moyen-Âge et la naissance du capitalisme, avant la Renaissance et l’humanisme où l’humain fût placé au centre de tout, puis l’avènement des Lumières qui instaura la rationalité comme horizon, avant de céder place à la modernité actuelle où l’individu s’affirme pleinement sous le règne de l’individualisme. Au fil des siècles, alors que tout ordre suprarationnel a été progressivement abaissé, l’émancipation de l’homme par l’homme n’a cessé de croître et ce au nom du progrès. Afin de nourrir cette idéologie et donner une raison à l’Histoire, le culte du profit et de l’expansion du capital ont fini par dominer, jusqu’à créer, par la multiplication des besoins et des biens, un esprit marchand qui a imposé le matérialisme comme principal mode de pensée.
Dans ce nouveau monde, celui dans lequel nous vivons, et qui s’est imposé à une très large partie du globe, il est alors communément accepté et validé que ce qui appartient à l’ordre du visible et du tangible, dont les explications sont logiques et rationnelles. Dès lors, on pense moins en termes d’idées que de solutions, moins en termes de causes que de conséquences. Chaque injustice n’est plus combattue à travers la compréhension de son problème originel, mais à travers les effets qu’il produit. C’est la conséquence d’un monde guidé par les choses matérielles plutôt que par les dimensions spirituelles. Un monde tourné vers la terre, plutôt que vers le ciel.
Contrairement aux idéalistes, les réalistes observent le monde tel qu’il est et non tel qu’il devrait être. Ils cherchent à le changer selon ses conditions existantes et ne traitent que les symptômes. Le débat sur la réforme des retraites en France en fut un exemple probant : plutôt que de réfléchir à ce que chaque Français puisse occuper un métier où il est épanoui plutôt que contraint, sans avoir à penser à sa retraite (mot qui, d’ailleurs, fait penser à une mort prématurée), on considère l’âge de départ et le mode de financement comme des fins en soi. Plutôt que de penser à l’utilité du métier de chacun, et savoir quel secteur est nécessaire ou ne l’est pas, il est essentiellement question de changer un modèle qui sera, dans tous les cas, balayé par vents et marées.
De même, sur une échelle plus large, on pense moins à ce que pourrait être l’état de l’Europe ou du monde dans cent ans, mais davantage à ce qu’ils seraient demain ou dans une semaine. On s’intéresse moins à l’ordre du monde et à la manière de le pacifier, qu’aux déclarations multiples et les plus sensationnelles, celles qui révèlent les faits plutôt que celles qui éveillent les idées. Dans ce nouveau mode de pensée, on ne fait plus l’Histoire mais on la subit. Et à l’échelle individuelle, il n’est plus question de se réaliser mais de se construire selon ce que les autres font, ou veulent qu’on fasse. Car l’individu, n’étant plus tourné vers sa raison d’être, se retrouve tourné vers celle qui lui est imposée.
Notre époque meurt des plus réalistes et manque d’idéalistes qui cherchent l’équilibre. Alors que la pauvreté s’étend sur les quatre coins du globe, que les guerres et conflits se multiplient à une vitesse croissante, que l’individualisme fait dominer le vice sur la vertu, et que l’intelligence artificielle tente de nous imposer une vérité parallèle, nous n’avons pas besoin d’âmes tièdes, mais plus que jamais de cœurs brûlants. Nous avons besoin d’esprits guidés par ce qui est plus grand qu’eux, et l’esprit est capable du tout.
Si chacun pense que l’avenir appartient aux réalistes, il n’en est rien. Car, si nous vivons pour l’heure dans un monde dominé par la raison plutôt que par la foi, ceux qui n’ont pas la foi n’ont aucun contact avec l’infini, donc ne peuvent connaître ni la cause première, ni la fin dernière…
